Troisième histoire - Pour la jouissance posthume des aïeux - Part 23

 

Jacques n'avait pas laissé d'adresse, ni de téléphone et la société propriétaire du motel n'avait pas plus d'information sur le français sauf à dire qu'il avait travaillé pour eux cinq ans, que c'était un garçon courageux mais taciturne qui avait plusieurs fois viré des clients d'une manière un peu musclée.

Pour parler crûment - ce qui n'est pas dans les manières de la famille -, Maurice en avait marre, de sa vie, il avait un ras-le-bol de son univers oppressant et pourtant, nourrissant. Paradoxalement, il haïssait ce qui lui donnait vie ! Il le savait.

C’était la sève de cette famille, le sang de cette terre comme ils disaient, le vin, le fruit de leurs terres !

Mais ils en crevaient tous de ça. Prisonniers de leurs histoires, de leurs familles et des contrats implicites noués entre la fratrie, de lointains cousinages quasi-invisibles, les compositions familiales, les mariages, les liens du sang, les vieilles dettes familiales, les mandats portés par les adultes, des semences viles posées sur les épaules des enfants !

Toutes les grandes familles qu'il côtoyait vivaient sous le même joug, celui de l'apparence et des traditions familiales. Les loyautés filiales et religieuses les enserraient et les contraignaient à faire pisser le sang de la terre via leurs vignobles. Et maudits était celle ou celui qui voulait vivre autrement.

Le domaine organisait régulièrement des portes ouvertes et des journées dégustations, une initiation à l’œnologie avec gîte et table d'hôtes. La clientèle habituelle était composée de notables, d'amis, de frères de diverses obédiences maçonniques ou de compères des clubs services. Parfois des touristes passaient les portes de la cour. Des visiteurs inattendus ou surprenants rendaient une journée plus ludique que la précédente ou que la suivante.

Un week-end automnal de 96, il fait beau. La luminosité, les couleurs sont superbes et l'air ni trop chaud ni trop frais. Fin de matinée, samedi matin, pénètre dans la cour du bâtiment principal du domaine un véhicule conduit par un homme seul. Généralement, ce sont d’aventureux couples, des amis en balade ou des fêtards curieux comme ces marseillais arrivés la veille ayant bien abusé de la dégustation et sûrement digérant au fond du gîte leurs premiers achats de jeunes crus qui auraient mérité mieux qu'une ingurgitation sauvagement précoce.

C’est un homme seul qui descend du véhicule. Maurice l'accueille avec un sourire charmeur.

- Monsieur bonjour à vous, bienvenue au domaine du Haut-Nolay tenu depuis trois siècles par la famille Vireley.

- Bonjour, belle propriété en effet.

- N'est-ce pas ? Vous désirez visiter et goûter j’imagine.

- Découvrir votre domaine bien sûr et si possible déguster un peu avant de flâner plus amplement dans la région.

- Déjà venu en Hautes Côtes de Beaune ?

- Non pas vraiment mais les vignobles de Bourgogne m'inspirent. Au fait, je me présente, Jean-François Theud, un vosgien gourmand et curieux. Je vous ai déjà rencontré aux bonnes heures il y a longtemps à Nancy lors d'une conférence.

Maurice comprend et la discrétion étant de mise, les deux hommes se serrent la main et se reconnaissent, discutent encore quelques minutes d’œnologie, puis le propriétaire du domaine entame son périple de découverte et de dégustation. La simplicité raffinée et la discrète curiosité de ce visiteur solitaire lui plaisent. D'autant qu'il repart avec deux caisses de très bons crus s’engageant à revenir prochainement.

De nouvelles automobiles pénètrent dans la cour précipitant un peu la fin de cette première rencontre.Ils échangent leurs cartes de visite avec promesse de partager plus amplement lors d’une future commande. Le visiteur parti, Maurice s'intéresse à sa carte : Jean-François Theud Médecin Généraliste sexologue à Charmes dans les Vosges. Il pose la carte sur un fût dans le chai de dégustation avec d'autres et diverses pubs et réclames déposées dans la boîte aux lettres.

Décembre 96. Enfin ! - pour certains - Robert décéda et Maurice se sentit libre. Un banal arrêt cardiaque dans son sommeil. Même pas un truc à attirer l'attention durant des mois ni à faire parler de lui dans la contrée. Un arrêt du vieux cœur du vieil homme. Même pas en public, même pas en tombant dans une cuve, même pas au milieu des vignes comme un artiste s'éteindrait sur scène. - « Une tisane au soir, une bière au matin » - dira son voisin et ami Albert à la morgue en amenant quelques fleurs et plantes sauvages des bords de ceps de vignes. Pourtant la prostate avait fait la course avec le cœur mais le cancer avait perdu devant un organe vraiment trop sec.