Troisième histoire - Pour la jouissance posthume des aïeux - Part 20

 

« Une histoire de loyauté familiale où un jeune homme se croit chargé de vivre d’une certaine manière du fait d’injonctions informelles transmises au fil des générations précédentes. » J.F T

C’est un vignoble Bourguignon à la frontière de la Saône et Loire et de la Côte d'Or, près du village de Cirey les Nolay. Dans ces régions, de grandes familles tiennent des vignobles depuis le XVIIe siècle... La famille Vireley est de celles-là. Héritière de trois siècles d'entre soi pour ne rien perdre de la terre. Pas une goutte de terre perdue, mais plusieurs hectares avalés sur les terres des autres au gré des arrangements entre hommes. Tout doit être conservé, développé pour la famille. Le domaine du Haut Nolay est une terre noble… enfin selon la famille et ses traditions.

Maurice Vireley entra dans le vieux chai pour vérifier le pigeage en cours. La lumière douce lui permettait d'observer avec un certain orgueil l'alignement des fûts de la récolte précédente, couchés les uns à côté des autres dans leur couleur terre de sienne. Le travail avait été harassant et ce matin, il était d'une humeur maussade. Il pensa à ses enfants, une fratrie de six. Seul un de ses fils, semblait tenté par la reprise du domaine, mais de quelle manière ? Sera-t-il à la hauteur des siècles de traditions ? Il n’y en avait qu’un. Et tant mieux, il n'en fallait qu'un. C’était comme ça. Les autres avaient la tête ailleurs, l'aînée, Florence voulait devenir maîtresse d'école mais n'a toujours pas bougé du domaine, une autre, Nadine, faisait des études de médecine, Roger le plus vieux des garçons voulait fabriquer plus d'argent encore qu'il n'en gagnait déjà, en utilisant le domaine et la production de son nectar, au commerce international, le suivant, Gilbert, voulait travailler dans la banque pour le développement exponentiel de son Crédit Agricole adoré, le cinquième, Serge, était « feignant » comme un poux – se disaient-ils tous - et « va se faire virer du lycée » tant il passait plus de temps à s'intéresser à la construction d'un temple bouddhiste près de Dijon que de s'occuper de ses cours – « manquerait plus qu'il devienne moine ou adepte d’une secte de ce genre-là ! » - et la petite dernière, Nicole, était encore collégienne, elle ne savait évidemment pas encore quoi faire plus tard. « On l’aidera au moment à trouver le mari nécessaire, un très bon parti sûrement. »

« Tout à l'heure, il sera temps d'aller à la messe avec les enfants » se disait l’ancien. C'était dimanche et avec Monique, sa femme, ils pratiquaient très activement les rencontres et évènements, messes comprises, de la paroisse de Cirey. Bien que la Bourgogne fut réputée pour être une terre déchristianisée de longue date dans les milieux populaires ouvriers, au sein des domaines, cela ne l’était pas, par respect des traditions toujours. D'ailleurs ils connaissaient bien le Père Joseph qui venait souvent déjeuner ou dîner à leur table. Ce dernier les avait mariés il y a dix-neuf ans maintenant, en 54.

Pour générer cette branche familiale, Maurice et Monique s'étaient fortuitement rencontrés lors d'une soirée où avec plusieurs jeunes de la JOC, ils échangeaient sur l'appel de l'Abbé Pierre mais aussi sur l'interdit de Pie XII contre les prêtres ouvriers, expérience que ces jeunes chrétiens trouvaient originale autant que follement subversive. Maurice avait échappé à l'Indochine mais n'échappa pas à l'Algérie. On lui avait dit, comme à tous les autres jeunes de sa génération, qu'elle devait être pacifiée. Il fit le temps de service national de cette période, soit dix-huit mois et en conserva de lourds souvenirs. Car comment oublier les mensonges d’État, les tortures de ces quelques tordus fachos des deux camps, les copains morts ou blessés, les angoisses de la confrontation brutale à un autre monde qu’est celui de l'Afrique du Nord, aux cultures si différentes et diverses ? Il aurait aimé les découvrir dans d'autres conditions et jouir de ses richesses humaines autant que culturelles plutôt que d'en avoir peur et d'en éprouver une forme de dégoût.

Le domaine aurait pu souffrir de son absence si son père, Robert, partiellement à la retraite, et les voisins un peu intéressés n'avaient pas maintenu l'exploitation à flot - sans le zèle de ceux-ci, reluquant quelques avantages en retour – il ne fallait pas trop pousser, il y avait concurrence – quelques nuages auraient pu s’installer durablement au-dessus des Vireley.

Maurice fut dûment attendu au Rotary Club, un district avait été créé et installé à Beaune en 1953, qui était très actif au moment de son retour d'Algérie. De même était-il invité par quelques frères de l'ancienne loge traditionnelle "Solidarité et Progrès" du G.O.D.F (Grand Orient de France), afin de profiter du réseau de frères en région Bourgogne et d’ailleurs. Ce qui va provoquer chez lui de grandes questions existentielles quant à harmoniser cet engagement non confessionnel face à ses convictions chrétiennes.