Quatrième histoire - De la sourde effraction masculine – Part 29
Cependant, chez Alex, ce fut un rejet à vie, d'une part à cause de la maladie chronique de Jean-Pierre qui ne voulait et/ou pouvait plus voir sa fille, et d'autre part, dans l'impossible acceptation par Véronique de l'homosexualité de sa fille.
Quelques années plus tôt, Rodolphe identifia la trace d’une souffrance similaire chez les deux fillettes.
Lors de travaux graphiques où l'improvisation devait être garante de la créativité, les productions d'Alex et de Joell l'avaient étonné et un peu ennuyé comme enseignant mais aussi en tant que citoyen. Fallait-il alerter à la première inquiétude ? Fallait-il faire un signalement ? Il avait décidé de récolter plus d'éléments avant d'enclencher une machine qu'il savait terrible et destructrice au nom de la Loi tellement elle est incapable d'analyser les enjeux, les loyautés, les histoires des systèmes familiaux en déroute. On voyait, en effet, apparaître dans les premiers dessins des expressions de violence dans les traces graphiques et surtout dans les teintes utilisées. Une autre production à base de collages avait été plus explicite encore au point qu'il avait prétexté un manque de place pour ne pas tout exposer.
Rodolphe avait tenté de discuter avec les jeunes filles afin qu'elles lui racontent, séparément, chacune la teneur de leurs illustrations. Bien qu'il ne fût pas impossible qu'elles se soient inspirées l'une de l'autre, il y avait du graphisme sombre, on dira gothique quelques années plus tard, sanglant, fractal comme un message répété.
Un sentiment de nihilisme émanait de la production d'Alex, des traces qui rayaient l'espace fermé, clos comme une prison. Des formes peu détaillées en lavis gris sombre et rouge. Pas d’autre couleurs, pas de végétaux ou animaux malgré les thèmes de sciences naturelles s'y prêtant. Ceux de Joell étaient plus fouillés, plus détaillés mais distillaient la même ambiance. Ce qui alerta Rodolphe et le secoua profondément qu’elles osent lui montrer cela, comme des messages évidents d'un mal-être hier indicible, aujourd’hui des bouteilles à la mer...
Chacune des filles avaient raconté que cela leur venait comme ça, sans spécifier une origine particulière que serait un événement, une série de situations, de gestes ou paroles, de films, cassettes ou revues susceptibles de traumatiser leur jeune être. Si l'internet et les ordinateurs domestiques commençaient à se frayer un chemin dans le quotidien des actifs aisés, l'objet et ses dangers étaient encore loin des préoccupations de ces familles précarisées.*
Il avait aussi rencontré la mère d'Alexandra, Véronique, seule, le père ne pouvant pas se rendre disponible. A l'entendre, il n'y avait rien dans les jeux et comportements de sa fille qui soit inquiétant. Même les résultats scolaires étaient acceptables pour le début de cette année, et la précédente s'était plutôt bien passée, sauf au début du printemps 99 où Alex avait eu une baisse d'attention qui s'était ressentie sur ses apprentissages et beaucoup d'agressivité envers ses amis. Véronique reconnaissait que les dessins et collages que lui montraient Rodolphe étaient tristes et violents mais « elle faisait ça aussi à la maison et ses grands frères de quatorze ans qui écoutaient en permanence du heavy-métal ; ça devait sûrement venir de cette musique bruyante et satanique ».
Le scénario avait été identique avec la famille de Joell bien que celle-ci eut un grand frère en opposition aux métalleux à longs cheveux. En opposition à leur père totalement imprégné de ce death-metal venu des contrées froides scandinaves, le frère baignait dans l'univers coloré du Reggae, écoutait du Bob Marley en boucle et fumait le pétard idem dans l'indifférence parentale.
Rien dans les discours familiaux ne laisser transparaître le moindre indice de maltraitance. Ces familles ne feraient jamais la démarche seules d'aller chercher de l’aide, du conseil ou de la thérapie familiale. Aussi avait-il décidé de faire ce « nom de dieu » de signalement, dans l’intérêt premier des deux demoiselles. Il pensait sincèrement faire au mieux.
Sa hiérarchie alerta rapidement les services sociaux qui se chargèrent de mandater une enquête de principe sans s'inquiéter devant le faible faisceau de faits présentés.
Maryse, l'enquêtrice sociale mandatée par les services sociaux du département, était Éducatrice Spécialisée de formation et savait à quoi s'en tenir, sentir et pister si problème il y avait, après presque vingt années d'expériences diverses auprès de la société vosgienne en souffrance. Elle fonctionnait comme un détective privé. En analyse avec un thérapeute de Nancy depuis cinq ans, elle s'en servait comme superviseur ou coach lorsque ses rencontres professionnelles la mettaient face à des impressions ou images insupportables.