Quatrième histoire - De la sourde effraction masculine – Part 27

 

Septembre 1979, Alexandra était entrée en CP à l'école communale Jules Ferry de Remiremont. Jusqu'ici, sa scolarité était à l'image du paysage lorrain, très vallonnée. Le nouveau professeur des écoles, Rodolphe G., était un homme attentif, sensible aux pédagogies alternatives, il essaya d'apporter au sein de la vieille Éducation Nationale, un peu d'éthique, d'oxygène pédagogique à coup de méthodes issues de Freinet, Montessori, Gardner, Oury voire Steiner. Il militait d’ailleurs au GFEN, qui, malgré leur sens du secret pédagogique face au risque de pillage de bonnes idées par de moins bons enseignants... (c'était une posture à la limite sectaire qui leur fut beaucoup reprochée), alimente sincèrement et merveilleusement le jeune enseignant. L'histoire de la pédagogie et de l'andragogie leur donna raison.

Rodolphe est à cette époque un trentenaire, sportif d'apparence plus que de pratique, qui préfère taper le tarot avec une bonne bière et ses amis qu'avaler de l'asphalte ou du gazon terreux au kilomètre. On ne lui connaissait pas d'aventure amoureuse mais vu sa courte présence dans la commune, en semaines plus qu'en mois, les grandes bouches du village restaient à l'affût de la découverte d'une madame G... Quelques-unes se laissant aller à baver leur salive libidineuse avec un plaisir généreux à l'épicerie, au bar du centre, à la boulangerie de la place de la mairie, disant que l'instit' était PD, homo, gay, une tarlouze quoi ! "Il faut dire que chez ces gens-là on ne pense pas"- merci Brel -, on juge.

Néanmoins, et loin de ces réflexions de caniveaux, Alexandra découvrit au fil des semaines qu'elle pouvait exister en tant que personne, unique et précieuse, pour le groupe que constituait cette vingtaine de gamins, tous issus de la commune et des hameaux environnants. Rodolphe eu envie pour débuter la troisième semaine d'école, de faire découvrir aux enfants leurs capacités insoupçonnées. Celles qui se nichent au tréfond d'eux-mêmes. Il leur fit traduire une lettre en polonais en un après-midi. Il pensait cet atelier susceptible de stimuler leur créativité, leur capacité d'entraide et le plaisir de chercher. Ils furent répartis en cinq groupes de quatre élèves. Alexandra faisait équipe avec Didier, Joellise et Kevin. Elle s'entendait bien avec les garçons, moins bien avec les filles mais Joellise était sympa à ses yeux, petite brune souriante et joueuse qui avait plutôt tendance à l’entraîner à faire des folies de leur âge dans les prés et sur les bords de l'étang du Renard que de rester devant la télévision du salon familial.

Du coup, avec les garçons un peu suiveurs, pas encore trop délurés, dès que possible, ils fuyaient dans les rues de la petite ville. Couraient, passaient, repassaient une fois, deux fois, trois fois devant, sous les arcades face à la fontaine des Dauphins. Puis ils descendaient au travers des pâtis mal entretenus, envahis d'herbes peu utiles jusqu'au bois de la Tête des Ânes avant de retrouver la source de l'Augronne à l'odeur si entêtante de vase et d'herbe humide.

Alexandra comprenait bien que ce que vivait Joellise chez elle. Elles en avaient souvent discuté entre-elles. Son quotidien ressemblait beaucoup au sien : des parents qui rament à trouver ou conserver un travail comme des galériens, l'alcool qui tend à couler plus que de raison tous les soirs, les engueulades entre les parents quasi-quotidiennes aussi, des coups dans les portes et dans les murs, de la violence verbale, la crainte de coups entre eux, contre les enfants, du repos quand le père n'était pas là, parti chez ses potes, quand la mère avait sombré dans l’absence.

Sa copine n’avait qu’un grand frère. Elle ne savait pas si c'était mieux que d’en avoir deux. Au moins, son amie pouvait partager avec quelqu'un à la maison alors qu'Alex n'avait qu'elle-même. L'écart d'âge avec les jumeaux et leur complicité naturelle les faisaient l’ignorer totalement. Alors elle comptait sur sa copine durant les périodes scolaires pour exister dans les yeux de quelqu'un.

Jean-Pierre le père était une masse de viande imposante, un quintal de barbaque habitué à un travail rude et physique. Il n'avait pas eu le temps de s'adoucir, l’adolescence abrégée par sa Véronique enceinte des jumeaux dès leur premier rapport amoureux à seize ans. Et pas question d'avorter ou de ne pas assumer. Le ton est rude alors chez les anciens qui les ont mariés engageant leur jeune vie sur deux rails parallèles en direction d’un destin lunaire. Ce n'est pas que le JP et la Véro aient été isolés dans leur village, bien au contraire, c'est seulement que ces deux-là ne s'aimaient plus vraiment. Ils avaient perdu la passion en l’échangeant par une tendre rancœur. Un troisième enfant opportuniste avait fini de clore l’inspiration d’Eros. Epuisés par la précarité et leur jeune parentalité, les parents de Joellise avaient migré depuis Saint-Dié-des-Vosges, plus loin dans le massif vosgien à l'est d'Epinal, après avoir été expulsés.