Quatrième histoire - De la sourde effraction masculine – Part 26
Fin décembre 1999, minuit, le nouvel an et les premières minutes de l’ère 2000 viennent de faire entrer notre époque dans un nouveau millénaire. C’est l'ère du verseau selon les illuminés de tous les beaux quartiers des mégapoles de la planète, surtout depuis la publication du livre « les enfants du verseau » de Maryline Ferguson. Sauf dans les Vosges parce qu’il n’y a pas de mégapole ici. Dans le triangle Mirecourt-Charmes-Thaon les Vosges, les gens du cru n'ont pas senti la moindre secousse de changement. Il y a toujours des individus qui regardent la ligne bleue se souvenant sûrement qu'elle symbolise la défaite de 1871, mais aussi le soutien aux vaincus prisonniers d'un territoire occupé.
Jean-Pierre et Véronique sont plutôt des humbles oubliés dans une courée dont on aurait fermé l’entrée. Il n’y a pas de sortie mais de la chaleur humaine. Depuis leur installation dans la ville, leur situation économique a toujours été en dent de scie, un coup un travail un autre moment du vide…Ils vont faire bientôt l'expérience consistant à rejoindre à nouveau une mince frange de la population en plein essor à cette époque. Ils sont ces vaincus des guerres contemporaines, indifférents à la psychologie new-âge naissante, les chômeurs.
Dans ce département, les conflits économiques avaient fabriqué treize pour cent de chômage officiel juste avant le changement de millénaire, et des pertes très importantes de postes de travail sont attendues début des années 2000 qui vont précariser encore plus de familles.
Leurs entreprises respectives déjà en difficultés ferment en effet au début du printemps pour l'une et met en place un plan de redressement durant l’été pour l'autre. Dans les deux situations la direction donnée est « dehors » ! Heureusement, on leur dit qu'avec l'arrivée de la nouvelle monnaie, l'euro, tout va changer en bien pour leur quotidien. On leur dit qu'ils ne resteront pas longtemps sur le carreau et que de nouveaux projets d'implantations industrielles et commerçantes voient le jour. Pourtant la précarité et le désespoir augmentent, celle-ci représente quasiment quatorze pour cent de la population des moins de soixante-cinq ans.
Véronique travaillait à mi-temps dans une usine de sous-traitance automobile, à trente minutes de chez eux, dans la zone industrielle de Mirecourt, ce qui lui permettait de s'occuper de sa maison, d'Alexandra leur fille de huit ans bientôt et de ses deux grands frères adolescents, des jumeaux de quatorze ans. Véronique est de constitution fragile mais rarement absente de son travail. Jean-Pierre lui, travaille chez France-Boisson Est à Thaon comme cariste, passant son temps libre entre ses copains, le foot et la pêche sur les bords de la Moselle.
Ils vivent dans une petite maison de ville mitoyenne d’autres bâtisses, quasiment située dans une zone symboliquement triangulaire. Remiremont est en effet fermée par la route Sud-Nord Epinal-Nancy d'un côté, la Moselle à l'ouest et le massif forestier montagneux à l'Est. La petite ville coule doucement d'une hauteur vers la plaine jusqu’à sa rivière.
Anciennement habitat d'éleveurs, historiquement posée en bord de Moselle avant l'an mille c'est une ville sans grande destinée, ni présent ni passé glorieux. Elle est connue pour être l'un des anciens sites de défense - le fort du Parmon - sur la fameuse “ligne bleue”.
Y vivent désormais des ex-urbains amateurs de pêche et de mirabelles - version distillée, cuites au sucre façon confiture ou étalées sur une pâte à tarte – mais aussi des salariés chassés des grandes villes par le coût des loyers. Voilà ce qu'était leur nid au sein de la colonie.
Après les événements économiques qui ont fini de précariser sa famille à la limite de sa destruction, Jean-Pierre plonge. Les enfants sont grands mais encore à la maison pour les garçons. Quant à sa fille, l’autonomie qu’elle a prise n’est pas de son goût. Dépressif chronique, il est traité quelques temps au centre hospitalier psychothérapique "Ravenel" de Mirecourt. Son couple vacille.
Un couple tient habituellement sur une base minimale de trois piliers. De l'amour (une intense attention affectueuse) l'un pour l'autre, une sécurité matérielle minimum car la précarité tue, et une sexualité parce qu'il est plus que plaisant de physiquement faire à l'autre l'amour qu'on a pour lui. Un pilier est érodé, l'ensemble est fragilisé et se délite jusqu'au conflit, et jusqu'à l'explosion dans le désamour. Si d’autres piliers telle que la parentalité ou des croyances et valeurs viennent à étayer l’organisation bancale, cela ne peut pas durer dans le temps.