Première histoire - Et mon gentil grand-père devint une bouse Part 13
Lorette se souvient entendre enfin les dernières paroles dites par sa mère, dont la résonance est récurrente, sur un ton mielleux - complice ? - à la fin de leur dernière rencontre : « Mais ma fille, tu ne te souviens donc de rien ? C'est son truc à ton grand-père, il aime les petites filles, mais il ne leur fait pas de mal, ce sont des jeux ! Et elles aiment ça. Toi aussi petite tu as joué avec lui ! Et toi aussi tu aimais ça ! »
Elle avait fui la maison de ses parents en pleurs, dans un sentiment de détestation d'elle-même autant que de toute cette famille. Arrivée chez elle le dégoût s'installa, la nausée, le vide, un anéantissement devant une vague de culpabilité et de colère mélangées. La honte !
Elle eut recours à des somnifères pour dormir, assommée plus par la reviviscence de sa mémoire qui instants après instants lui redonnait les détails de son histoire intime enfantine avec son grand-père, vingt ans plus tôt. Elle avait huit ans quand ça avait commencé… et cela s'était reproduit fréquemment durant les vacances et certains week-ends, jusqu'à ses onze ans, puis plus rien.
Elle enchaîna plusieurs séances de thérapie pour traverser ces sentiments de salissure autant que de culpabilité et éviter le renoncement et l'attrait de l’abîme. Fuir en éteignant la lumière de sa vie lui traversa plusieurs fois l'esprit. Comment supporter d'avoir amené ses propres enfants comme des proies à ce monstre ? Comment avoir pu oublier son vécu, à soi, ces odieux moments-là ? Comment sa mère, elle-même victime avait-elle pu aussi laisser faire, être complice ? Où était son père au lieu de la protéger ? Des salauds !
Durant une séance, le thérapeute l'amenant à symboliser sa détestation de son monstre, de sa représentation dantesque de l'homme, il lui demanda de le décrire une nouvelle fois mais pour l'occasion, de l'imaginer devant elle. Une source infernale putride voulut lui faire face. Son corps exprimant le dégoût, le reflux devant la chose ramenée à n’être qu’une bouse, une immonde merde. Elle fit face. D'un coup, la fureur explosa, elle se leva. Après un instant elle écrasa la symbolisation de la bouse-grand-père longuement sur le tapis du cabinet en lâchant du "vieux dégueulasse, salaud, crève ! Va pourrir en prison, qu'ils te les coupent ! Je suis nulle, tout ça c'est ma faute !"… Et elle s'écroula larmes sur le divan du médecin.
Plainte fut déposée pour agression sexuelle, aggravée par l'inceste. Le grand-père aurait dû être enfermé cette fois pour longtemps, plusieurs années, malgré son grand âge. Ré-enfermé même parce que récidive ! Le "gentil " papy était connu des services judiciaires et même suivi par un conseiller du SPIP local chargé de veiller à sa réinsertion dans la société. Quant à un suivi médical et psy, il en rigolait à chaque rappel. Personne n'avait su ou personne de la famille ne parlait, ni n'avait dévoilé que l'ogre Albert avait eu des ennuis par suite d’une plainte d'une cousine, demoiselle qui étonnamment avait totalement disparu du réseau familial. Plainte pour agressions sexuelles sur mineurs qu'un avocat de la défense avait réussi à écraser au minimum et que la justice avait suivi en le condamnant à trois années de prison dont une année avec sursis. Il en était sorti rapidement pour "bonne conduite", comme il est dit habituellement, mais avec un suivi judiciaire. Et personne n'avait dit qu'il ne devait pas être mis en présence d'enfants mineurs.
Le conseiller SPIP chargé de son suivi le pistait plusieurs fois par semaine sachant, comme l'ensemble de ses collègues que les suivis médicaux - les injonctions de consultations psy et d'anti-androgènes plus ou moins bien pris - ainsi que les suivis SPIP n'évitent en rien la récidive et que les discours officiels comme les statistiques occultent la réalité des horreurs. Souvent des monstres, tels qu'Albert, sont en liberté au milieu de tous et la Justice attend la récidive pour les isoler réellement de leur proies potentielles (dixit un conseiller SPIP) … elle attend d'en avoir la preuve grâce à une nouvelle victime qui déposerait plainte. Et pendant ce temps… le pédoclaste jubile, il jouit et souffre loin au-dedans de lui ! Parce que malade Albert l'était aussi. Les professionnels peinaient à l'accompagner et à le soigner. Le pire dans ce genre de situation c'est que ces individus sont dans un tel déni ou un tel niveau de perversion que tout ce qui sera mis en place sera inefficace.
Albert ne semblait pas souffrir au quotidien. Cela ne s'exprimait pas. Cela ne s'exprime jamais ouvertement. Il ne prenait pas les médicaments sensés éliminer sa pulsion - aujourd'hui il s'agirait sûrement d'injections afin que la prise soit assurée -. Quant au psy, après trois rencontres, il avait décidé que tout allait bien pour lui, qu'il n'avait vraiment pas de temps à perdre et d'argent non plus, avec un psy. Cela étant, le conseiller SPIP ne lui faisait pas vraiment peur. Il pouvait donc bien tranquillement aimer les petits enfants à sa manière. Son grand âge lui vaudra la mise à l'écart dans une maison spécialisée, plus maison de retraite que prison.
Quant à Lorette, sa vie s'est sûrement améliorée avec la procédure judiciaire et la sentence confirmant le « crime » (juridiquement non, c'est un délit, le viol n’étant pas prouvé, mais pour elle et ses filles oui. Il y a eu intrusion dans leur intimité, dans l’innocente bulle sacré de leur enfance en construction). Elle ne revoit plus ses parents ni le reste de sa famille. Manon et Laure ont changé de région, pour leurs études et pour apprendre à exister sans père. Leur mère semble partiellement reconstruite, solidifiée, mais sans racines saines, au moment où les « généanautes » vosgiens entrent dans la scène de leur vie.